Archives mensuelles : octobre 2023

Blind Runner

Texte et mise en scène Amir Reza Koohestani, Mehr Theatre Group, spectacle en persan surtitré en français – au Théâtre de la Bastille, dans le cadre du Festival d’Automne.

© Benjamin Krieg

Elle, est prisonnière politique, son mari lui rend fréquemment visite, attitudes et états d’esprit fluctuent. Sous le regard des caméras de surveillance le fossé se creuse, le quotidien de la prison ne se raconte guère. Leur point commun, la course, qu’ils essaient de pratiquer l’un et l’autre, de chaque côté du mur de séparation : « On inspire, on expire ensemble » jusqu’à ce qu’elle lui fasse savoir qu’en fait rien ne lui manque, si ce n’est le marathon. » Une troisième figure vient s’intercaler, celle d’une jeune femme devenue aveugle suite à une balle reçue lors d’une manifestation. Comme eux qu’elle a rencontrés, elle espère fuir son pays pour rejoindre l’Angleterre. Pour y arriver, elle s’entraine à courir avec détermination, son projet étant de couvrir de nuit les vingt-sept kilomètres du tunnel sous la Manche pour en minimiser les risques.

© Benjamin Krieg

Un jour, la femme cherche à convaincre son mari de guider la jeune aveugle lors d’une course qui se tient à Paris, à laquelle elle doit participer et recevoir une médaille. Ill finit par accepter, la conversation entre eux est devenue si difficile. Il s’entraîne avec elle, une jeune femme banale, dit-il, à la recherche d’un rythme commun. De France, elle le retient et tous deux prennent la décision de ne pas rentrer et de tenter ce passage pour l’Angleterre auquel elle a tant rêvé, de nuit, et le plus rapidement possible pour ne pas risquer d’être percutés par le premier train du matin.

Quand ils pénètrent dans le tunnel, en courant, et que défilent les murs qu’ils longent, la caméra se substitue aux yeux défectueux de la jeune aveugle, et la bande-son entre en action. Alors survient le vrombissement d’un train.

La forme du spectacle, très rigoureuse, met en jeu l’image qui fait le va-et-vient entre les personnages au plateau, le couple, côte à côte et qui ne se touche pas, et les gros plans de leurs visages qui s’affichent sur un immense écran, en fond de scène. Le couple court réellement sur scène et s’épuise. Et l’image, comme le plateau nu, donne une impression d’immensité, alors qu’on est dans le parloir de la prison. L’image traduit l’espace de liberté auquel ils aspirent.

Derrière cette métaphore de la recherche de liberté par la course, Amir Reza Koohestani, auteur et metteur en scène iranien, parle de sa vie, de la société iranienne, de ses espoirs. Il a personnellement tenté la course et éprouvé cette illusion de libération d’une part, d’autre part il a observé les images des Jeux paralympiques de Tokyo que lui montrait la dramaturge, où des aveugles courent de toute leurs forces, attachés l’un à l’autre par la main. Enfin, derrière son récit se profile le sort de nombreux prisonniers politiques et se joue le destin d’une population souvent privée de ses droits.

© Benjamin Krieg

Né en 1978 à Shiraz, Amir Reza Koohestani écrit dès l’âge de 16 ans, puis suit des cours de mise en scène et de réalisation. Il tourne deux films restés inachevés avant de se consacrer à l’écriture de pièces de théâtre, il a 20 ans. Sa troisième pièce, Dance on glasses, est présentée au Théâtre de la Bastille en 2005 et le projette sur les scènes européenne et internationale. Depuis il en a écrit et monté beaucoup d’autres, dont Hearing qu’il a présentée au Théâtre de la Ville de Téhéran en 2015 avant de la présenter au Festival d’Avignon, puis au Théâtre de la Bastille, en 2016. Elle est le second volet d’une Trilogie dont la première s’intitule Timeloss, présenté en 2014 au Théâtre de la Bastille et la troisième Summerless, présentée au Théâtre National de Bretagne à Rennes, en 2018.

L’actrice et l’acteur qui interprètent les personnages de Blind Runner, Ainaz Azarhoush et Mohammad Reza Hosseinzadeh, ne ménagent pas l’énergie que demande la course, et intériorisent en même temps ce qui ne peut se dire, ils sont remarquables. La facture du spectacle par ailleurs interpelle par sa sobriété et met en lumière ce que privation de liberté, silence, et répression, veulent dire.

Brigitte Rémer, le 28 octobre 2023

Avec : Ainaz Azarhoush et Mohammad Reza Hosseinzadeh. Dramaturgie Samaneh Ahmadian – assistant à la mise en scène Dariush Faezi – lumières et scénographie Éric Soyer – vidéo Yasi Moradi, Benjamin Krieg – musique Phillip Hohenwarter, Matthias Peyker – costumes Negar Nobakht Foghani – traduction française et adaptation surtitrage Massoumeh Lahidji – opératrice surtitres Negar Nobakht Foghani – directeur de production Pierre Reis – Bureau Formart – assistante logistique et communication Yuka Dupleix – Bureau Formart

Du 5 au 20 octobre 2023, au Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette. 75011. Paris – sites : www.theatre-bastille.comwww.festical-automne.comwww.mehrtheatregroup.com – tél. : 01 43 57 42 14.

Une Assemblée de femmes et Me and my soul

© Alice Sidoli

Soirée en deux temps : présentation du spectacle Une Assemblée de femmes, d’après le texte d’Aristophane, par le Théâtre National Palestinien-Al Hakawati, (direction Amer Khalil), adaptation Jean-Claude Fall, co-mise en scène Roxane Borgna, Jean-Claude Fall et Laurent Rojol – précédé de Me and my Soul, performance et chorégraphie de Raïda Adon – Vu le 22 septembre à l’Institut du Monde Arabe/Paris, dans le cadre du cycle Ce que la Palestine apporte au monde.

C’est une soirée exceptionnelle présentée par l’Institut du Monde Arabe, avec le Théâtre National Palestinien-Al Hakawati. François Abou Salem, directeur de la compagnie El-Hakawati l’avait fondé en 1984 à Jérusalem-Est, et la troupe est venue à plusieurs reprises au Théâtre des Quartiers d’Ivry, invitée par Elisabeth Chailloux et Adel Hakim qui le dirigeaient. Ce dernier a mis en scène avec la troupe plusieurs spectacles : Antigone, en mars 2012, repris en novembre de la même année (cf. notre article du 15 novembre 2012, dans Le Théâtre du Blog) puis repris en 2017 pour l’inauguration de la Manufacture des Œillets (cf. notre article du 12 janvier 2017, dans Ubiquité-Cultures) ; Chroniques de la vie palestinienne co-mises en scène avec Kamel El Basha, un hymne à la vie, à la création, aux rêves qui avaient force de témoignage, comme les photos de Nabil Boutros rapportées des territoires palestiniens et présentées dans le hall du théâtre (cf. notre article du 27 mars 2012, dans Le Théâtre du Blog) ; Des Roses et du Jasmin une traversée de l’histoire contemporaine et du conflit israélo-palestinien de 1944 à 1988, spectacle présenté en 2017 (cf. notre article du 30 janvier 2017, dans Ubiquité-Cultures).

© Alice Sidoli

Une Assemblée de femmes, autrement dit celles qui siègent à L’Assemblée, est issue de L’Assemblée des femmes, comédie grecque antique d’Aristophane composée vers 392 avant Jésus-Christ : les Athéniennes se rassemblent à l’aube pour décider de leur sort et prendre les décisions qui s’imposent pour sauver la cité, en lieu et place des hommes. Pour ce faire elles se travestissent en empruntant à leurs maris et derrière leur dos, pantalons et vestes, chapeaux et chaussures, se collent barbes et moustaches postiches. « Tâche de parler comme un homme, sois comme un homme, pense comme un homme » se disent-elles entre elles, s’encourageant les unes les autres. En soi la situation est déjà des plus comiques, d’autant quand les hommes se réveillent et qu’ils se retrouvent sans vêtements, se souvenant avoir rendez-vous à l’Assemblée, et pour cause, ils sont payés. Ils revêtent alors les robes de leurs épouses.

© Alice Sidoli

La pièce est une satire politique autant qu’une ode à la femme, à la justice, aux droits humains. Les femmes font corps et se regroupent pour faire pression et dire non à l’oppression et à la violence. Elles sortent et se battent comme des lionnes, relèvent des défis à commencer par celui du patriarcat et de l’autocratie. Plusieurs draps tendus artisanalement et posés côte à côte, forment des écrans derrière lesquels, éclairées par des falots, elles projettent leurs ombres et envoient une multiplicité de messages, complément au texte et aux actions qui se déroulent sur scène. Une échelle et un porte-voix pour accessoires, des projecteurs pour éblouir la salle et s’adresser au peuple, le public. On est entre le théâtre de tréteaux et le théâtre-forum.

« Vous avez bien fait tout ce qu’on a décidé ? s’inquiète l’une d’elle, qui s’inscrit comme leader. » C’est par le burlesque qu’elles font passer leurs messages et abolissent le rapport scène-salle. On les retrouve prenant place dans le public, au premier rang, jouant avec les espaces scéniques et les espaces de la salle, avec le public. « Les femmes ont plus d’idées que les hommes » profèrent-elles avec décontraction et conviction, « elles font les choses de façon plus sensible, elles ont la responsabilité de la famille. »  Ces femmes poussent très loin le jeu, montent un programme politique, l’une se verrait bien présidente, tout en déclarant que « chacun de nous est capable de changer le monde. »

© Alice Sidoli

Le télescopage hommes-femmes prête à une cacophonie attendue, souligné par des cris, des sirènes hurlantes, des gesticulations, de la provocation. « Qu’est-ce qui a été décidé ? » se risque à demander l’une d’elle. « De leur donner le pouvoir » répond un homme. Et toutes de lancer leurs vêtements empruntés pour partir travailler. Un homme questionne sa femme, avec démagogie, la réponse est une scène de ménage et la déclaration d’une urgence absolue. « Nous allons proposer tout cela… » dit une autre. « Et toi, tu en penses quoi ? » demande une troisième à la salle. Un écran s’illumine des mots de Mahmoud Darwish : « Nous avons tout sur cette terre pour que ça vaille le coup de vivre… » et toutes se tournent vers le public pour le questionner. S’engage un débat avec la salle, qu’elles réussissent à maitriser : « Nous voulons entendre de vous. C’est le moment de… Donnez-nous vos idées. » Quelques questions fusent autour de l’impérialisme occidental, de l’éducation, de la violence conjugale, des religions, de l’apartheid vécu en Palestine.

Leur programme est annoncé, telle une belle utopie : « tout est à tous, on partage les terres et l’argent, les biens et les ressources et on fait communauté ; c’est la fin des puissants, personne ne pourra voler personne, tout le monde travaillera la terre… Il nous faut essayer. » Et chacune y va de son paradoxe : « Qui s’occupera de la maison ? Je peux vivre sans eux, oui mais qui nous remontera le moral ? » Et l’un apporte ses trois valises, pleines de ses affaires personnelles, pour partager : « Tu es fou, un peu de bon sens… » le reprend-on. Un autre attend de voir ce que fait le voisin. Deux autres semblent sceptiques et expriment leurs doutes et les choses se diluent, « il y a tant de choses qu’on a décidé de faire et qu’on ne fait jamais… » Et les Palestiniennes et Palestiniens présents sur scène, constatent leur capacité d’adaptation : « En Palestine, on change le monde tous les jours. »

La chute du spectacle leur donne du courage et des slogans : « Vous êtes fortes et vous êtes uniques. Femmes du monde, soyez fières d’être femmes. » On ne sait si, dans son Assemblée des femmes, Aristophane tournait en dérision l’utopie sociale et politique du pouvoir des femmes, ou les admirait, mais on peut lire la pièce comme un plaidoyer sur le vivre ensemble et la place des femmes, tant dans la société qu’en politique. Le Théâtre National Palestinien-Al Hakawati, et particulièrement les actrices, qui, le temps de la pièce, prennent le pouvoir, sont remarquables de causticité et de mobilité dans leur prise de parole publique et dans le langage théâtral qu’elles élaborent. On ne sait plus vraiment où l’on est : Athènes, Paris ou Jérusalem-Est dans sa tradition du Hakawati, le conteur arabe.

R. Adon, Me and my soul © A. Sidoli

Précédant une Assemblée de femmes, une performance et peinture vidéo signée de Raida Adon, Me and my soul, était présentée, dans une chorégraphie de Renana Raz. La forme mêle design vidéo et projection live réalisé par Asia Nelen, la danse est interprétée par Raida Adon. Une intervention proche du théâtre d’ombres où l’artiste dialogue avec son ombre, avec elle-même, et commente un texte poétique par ses dessins. Elle apporte un univers onirique face à la guerre, parle de résilience et d’espoir. Des oiseaux meurent en plein vol et se transforment en avion, des corbeaux de mauvais augure rôdent. Raida Adon mène un jeu à deux, basé sur le dédoublement et le face à face. Elle se relève et tombe, efface de sa jupe quelques signes qui se répètent et se déforment. Elle marche, puis se couche le long de l’écran qui affiche une croix, des cloches, les pleureuses. Elle grave ses dessins sur l’écran, s’allonge contre un corps mort, donne la main à une forme humaine-un squelette, puis son mouvement se suspend, elle chante et se fond au végétal. L’écran s’éteint, on entend le bruit de la mer qui se retire, au loin, et dont les couleurs se délavent et s’épuisent. Artiste palestinienne multimédia, Raida Adon lie ses œuvres – présentées dans plusieurs galeries et musées internationaux – à sa biographie, évoquant les nations en conflit et les relations entre les sociétés interdépendantes.

Le cycle proposé par l’IMA Ce que la Palestine apporte au monde a débuté au mois de mai et se poursuit jusqu’à la mi-novembre. Son objectif était d’évoquer la Palestine à l’heure où elle semblait quelque peu délaissée et de la montrer telle qu’elle inspire le monde, dans sa complexité et sa richesse, d’explorer, « comment vit, s’exprime et se perçoit la Palestine aujourd’hui. » Dans la crise du pire qui s’est invitée depuis le 7 octobre dernier et à laquelle elle fait face, et avec elle le monde, qu’en sera-t-elle demain ?

Brigitte Rémer, le 27 octobre 2023

Une Assemblée de femmes, avec :  Fatima Abu Alul, Ameena Adilehn, Iman Aoun (comédienne et directrice du Théâtre Ashtar), Mays Assi, Firas Farrah, Nidal Jubeh, Shaden Saleemn,  Amer Khalil (comédien et directeur du Théâtre National Palestinien-Al Hakawati) – adaptation,  Jean-Claude Fall – co-mise en scène Roxane Borgna, Jean-Claude Fall et Laurent Rojol – interprète Dana Zughayyar – traduction de la pièce d’Aristophane en arabe palestinien Ranya Filfil – Création franco-palestinienne par le المسرح الوطني الفلسطيني/ الحكواتي The Palestinian National Theatre, coproduite par le TNP, la Manufacture/compagnie Jean-Claude Fall, l’Institut Français de Jérusalem-Chateaubriand, avec le soutien du Consulat Général de France à Jérusalem – Me and my soul, Performance et peintures vidéo, Raida Adon – chorégraphie, Renana Raz – design vidéo et projection live, Asia Nelen.

Exposition Ce que la Palestine apporte au monde, du 31 mai au 19 novembre 2023, du mardi au vendredi de 10h à 18h, samedi et dimanche de 10h à 19h. Fermé le lundi – Institut du Monde Arabe, 1 Rue des Fossés Saint-Bernard, Place Mohammed-V, 75005 Paris – métro : Jussieu – site : www.imarabe.org – (cf. notre article du 30 juin 2023, dans Ubiquité-Cultures).

Mourn Baby Mourn

© Hélène Robert

Danse-performance, conception et danse Katerina Andreou – au Centre Georges Pompidou, dans le cadre du Festival d’Automne.

C’est un solo habité qu’elle danse, enfermée dans les murs invisibles de sa mélancolie. Katerina Andreou travaille la matière comme on pétrit une pâte, tiraillée entre deux options : l’abattement et l’allégresse. Sa gestuelle est singulière et magnétique. Elle essaie de bâtir ? Sitôt elle déconstruit. Elle tente l’envolée ? Bientôt elle retombe. Elle est dans l’exaltation ? Elle titube dans ses pensées négatives. Elle voudrait ? Elle ne peut. Elle saurait ? Elle s’immobilise. Elle rencontrerait ? Elle s’isole.

Au pays de Katerina Andreou il y a de la poésie, de la fantaisie, du désir et du non-désir, de la colère et de la douceur. Le geste est vain, le geste est plein, il n’est rien, dans le doute, il est tout, dans la colère et la provocation. Le geste est ritournelle, il est récurrence. Il s’inspire de l’univers de l’écrivain Mark Fisher, de ses pensées en philosophie politique, musique et culture populaire. Sans doute se souvient-elle des danses traditionnelles qui se pratiquaient dans les fêtes de village, dans la région de l’Épire au nord de la Grèce où elle passait les étés chez son père.

© Hélène Robert

L’espace scénique est cerné de néons posés au sol, quelques parpaings ici et là qu’elle manipule comme un forçat, sur un écran justement érigé en parpaings défilent des mots-clés comme tentatives de résoudre les énigmes du monde, de son monde. Ces mots projetés comme un flux et un reflux, déclaration, manifeste ou séries d’onomatopées, ajoutent au trouble. Katerina Andreou construit sa dramaturgie sur les bases incertaines du monde d’aujourd’hui et dans l’hypothèse de celui de demain. Autant dire qu’elle se débat dans le magma et la confusion d’un passé révolu et d’un futur incertain.

Dans Mourn Baby Mourn l’artiste remet en jeu ses utopies, se questionne sur la capacité et le sens de la création et semble tourner en rond dans un certain désespoir. Elle fait les cent pas, jette jambes et bras dans l’abandon de toute raison et lance ses fusées de détresse. Elle a de l’énergie, se jette à corps perdu, bouillonne et s’abandonne dans le flouté de territoires inconnus. Elle porte short et chaussures souples de boxeuse, devient animale, rend visible son invisible, véritable questionnement, actuel et brûlant, sur l’avenir.

Danser, écrire, se perdre, repousser le réel, se glisser dans les entre-deux d’un flot ininterrompu de pensées philosophique, chorégraphique et artistique, se rouler dans la confusion des sentiments, du monde, de la vie, d’elle-même, tout en gardant une certaine fraîcheur, est un acte funambule. Profonde et légère, elle expérimente, portée par un univers musical qui l’inspire, vents, souffles, répétitions, silences, rythmes, percussions, bourdonnements (création sonore du compositeur chilien Cristian Sotomayor). Elle partage en même temps qu’elle reprend, entre don et contre-don. Derrière ses propositions gestuelles et chorégraphiques, la Grèce où elle est née au début des années 80, peu de temps après la fin de la dictature, reste présente. Derrière son manifeste intime se profilent les archétypes de sa culture comme l’esprit des lamentations que porte le théâtre grec, la religion et la société.

© Hélène Robert

Katerina Andreou a rencontré la danse dans l’enfance, un peu par hasard et n’a pas été tout de suite séduite. Elle s’y est ensuite passionnée, s’est formée en Grèce à l’École nationale de danse d’Athènes, après avoir été titulaire d’un diplôme de l’École de droit. Elle a notamment collaboré avec DD Dorvillier, Anne Lise Le Gac, Lenio Kaklea, Bryan Campbell, est venue en France où elle s’est établie à Lyon et a obtenu le mas­ter en créa­tion cho­ré­gra­phique du Centre Natio­nal de la danse contem­po­raine d’Angers – programme Essais – diri­gé par Emma­nuelle Huynh. Elle a créé un premier solo, A Kind of Fierce, qui a reçu le prix Jar­din d’Europe 2016 au fes­ti­val Impuls Tanz de Vienne, suivi d’un second solo, BSTRD en 2018. Pour contrer la solitude imposée par le Covid en 2020, elle a imaginé un duo avec Natali Mandila, Zeppelin Bend basé sur l’amitié. Créé en 2022 aux Subsistances de Lyon – les SUBS, Mourn baby Mourn est son troisième solo.

Elle travaille en France et est artiste asso­ciée au Centre cho­ré­gra­phique natio­nal de Caen en Nor­man­die jusqu’en 2025, où elle poursuit son observation sur la vie d’aujourd’hui, l’époque qu’elle traverse et dans laquelle elle s’inscrit. Comme une alchimiste, elle transforme mélancolie et désarroi en acte artistique dans lequel pensée et chorégraphie mènent le bal.

Brigitte Rémer, le 24 octobre 2023

Conception et performanceKaterina Andreou – son, Katerina Andreou et Cristian Sotomayor – lumières et espace, Yannick Fouassier – texte, Katerina Andreou – regard extérieur, Myrto Katsiki – vidéo, Arnaud Pottier. Remerciements, Natali Mandila, Jocelyn Cottencin, Frédéric Pouillaude. Production, diffusion BARK/ Élodie Perrin. En tournée, le 9 avril 2024 au CCAM / Scène Nationale de Vandœuvres-les -Nancy.

Vu le 30 septembre 2023, au Centre Georges Pompidou, Paris – Dans le cadre du Festival d’Automne. Coordonnées au Centre cho­ré­gra­phique natio­nal de Caen en Normandie / direction Alban Richard – site : www.ccncn.eu – Festival d’Automne à Paris, site : www.festival-automne.com – tél. : +33 (0) 1 53 45 17 17.

The Confessions

© Christophe Raynaud de Lage

Texte et mise en scène Alexander Zeldin – Odéon-Théâtre de l’Europe – Coréalisation Festival d’Automne – En anglais surtitré en français.

Arrivant de la salle, monte sur scène une femme, simple et réservée, comme si elle passait par là un peu par hasard. C’est Alice, née en 1943 à Kiama, en Australie, figure de la mère d’Alexander Zeldin. Elle longe le rideau de scène, s’excusant presque d’être là. « Je n’ai rien d’intéressant à dire » annonce-t-elle timidement. Et pourtant c’est elle l’héroïne du soir et le fil conducteur du spectacle en forme de récit biographique. Le metteur en scène a longuement questionné sa mère et en a fait spectacle. The Confessions est une aventure humaine sensible en même temps qu’une aventure artistique. Aussi discrètement qu’elle est apparue, Alice s’échappe et disparaît par l’entrée d’un petit théâtre inséré dans la scénographie. Là le temps se décale et, dans un flash-back sur sa jeunesse elle devient l’une des trois jeunes filles qui attendent l’arrivée des cadets avec impatience, avant de disparaître à leur tour dans ce même petit théâtre.

© Christophe Raynaud de Lage

La séquence suivante est d’une autre facture et le rêve n’est plus. Le temps se décale à nouveau et nous introduit dans la cuisine de la maison – milieu ouvrier – où Alice, alors jeune fille étudiante, rentre chez elle. Elle rend compte à ses parents de son échec à l’examen de fin d’année, consciente qu’ils avaient engagé leurs économies pour qu’elle poursuive ses études. « Je ne sais quoi faire » dit-elle dans un réel  désarroi. Avec un certain sens pratique la mère suggère qu’elle se marie tandis que le père se montre plus réfléchi et philosophe et la guide avec douceur, lui répondant « Reste toi-même ! » On apprend qu’il peignait des tableaux sans en avoir beaucoup parlé – jusqu’à un moment où, sans explication, il avait soudainement cessé de peindre. Antoine Watteau, peintre de la fin du XVIIème qui aimait représenter le théâtre, est un de ses sujets favori. Son Pierrot, tristement lunaire, parle de solitude. Comme en mouvement, il semble vouloir sortir du cadre.

Puis la vie suit son cours, Alice se marie avec Gray, un officier de marine des plus désagréables, jusqu’à la violence. On assiste à un sinistre dîner chez des amis où la jeune femme ose exister et s’amuser, lui est fermé, agressif. La séparation qui s’annonce puis se consomme sera pour elle salutaire dans sa quête et sa construction personnelles. « Tous les hommes sont meurtriers » lui dit son amie. Elle part à Sidney et fréquente un cours qui la captive sur la poésie, la mélancolie et l’injustice, s’amourache du professeur qui abusera d’elle. Plus tard, quand elle aura repris sa vie en mains elle le lui fera payer en le déshonorant à son tour. Elle quitte l’Australie pour voyager, Florence, Paris, s’installe à Londres, dans les années 1980, années de transformations sociétales, fréquente la bibliothèque du British Museum, y retrouve une amie d’enfance, donne un sens à sa vie en rencontrant Jacob qui sera le père de ses enfants.

© Christophe Raynaud de Lage

Alexander Zeldin part de vies minuscules, du choc des classes sociales, de la violence sociale, du patriarcat, de la difficulté d’être femme dans les années 50/60, de dignité. Il parle du réel – ici de sa mère – avec beaucoup de simplicité, et du métier de vivre, donnant ainsi un caractère universel à ce récit de vie. Décors et costumes (Marg Horwell) sont inscrits dans leur temps comme des évidences, les décors sont à vue. Neuf acteurs portent avec précision les différents rôles, Alice jeune (Eryn Jean Norvill) fait face à Alice plus âgée (Amela Brown), le glissement de l’une à l’autre construit un personnage en miroir et toutes deux dégagent une grande douceur.

Auteur et metteur en scène britannique, artiste associé à l’Odéon-Théâtre de l’Europe depuis trois ans, Alexander Zeldin, fut l’assistant de Peter Brook et Marie-Hélène Estienne. On le connaît pour sa Trilogie sur « Les Inégalités » composée de Beyond Caring, qui raconte l’histoire de travailleurs de nuit dans une boucherie industrielle, Love, dont l’action se passe dans un centre d’hébergement temporaire en Angleterre et Faith, Hope and Charity, sur la fermeture d’une banque alimentaire. Il a également monté Une mort dans la famille qui se situe dans un Ehpad.  The Confessions est d’une autre nature puisque le spectacle part de la mémoire familiale à travers le parcours de sa mère. Dans tous les spectacles qu’il conçoit, écrit et met en scène, Alexander Zeldin propose une autre manière de regarder le monde et parle d’humanité, et les éléments de théâtre qu’il apporte, éclairent son propos

Brigitte Rémer, le 13 octobre 2023

Avec : Joe Bannister, Amelda Brown, Jerry Killick, Lilit Lesser, Brian Lipson, Eryn Jean Norvill, Pamela Rabe, Gabrielle Scawthorn, Yasser Zadeh. Scénographie et costumes,Marg Horwell – mouvement et chorégraphieImogen Knight – lumière,Paule Constable – composition musicale, Yannis Philippakis – son, Josh Anio Grigg – directeur de casting, Jacob Sparrow – casting australienSerena Hill – collaboratrice à la mise en scèneJoanna Pidcock – soutien dramaturgique, Sasha Milavic Davies – travail de la voix, Cathleen McCarron – coaching linguistique, Louise Jones, Jenny Kent – surtitrages, Valentine Haussoullier.

 Du 29 septembre au 14 octobre 2023, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, 75006. Paris – métro : Odéon – site : www.theatre-odeon.eu – En tournée : 19 octobre au 4 novembre 2023, National Theatre of Great Britain (Royaume-Uni) – 8 au 12 novembre 2023, Comédie de Genève (Suisse) – 15 au 18 novembre 2023, Théâtre de Liège (Belgique) – 22, 23 et 24 novembre 2023, Comédie de Clermont-Ferrand, scène nationale – 5 et 6 avril 2024, Centro Cultural de Belém, Lisbonne  (Portugal) – 10, 11 et 12 avril 2024, Teatros del Canal, Madrid (Espagne) – avril 2024, Schaubühne, Berlin (Allemagne) – 3, 4 et 5 mai 2024, Théâtres de la Ville de Luxembourg – 9, 10 et 11 mai 2024, Piccolo Teatro di Milano Teatro d’Europa (Italie).

Ojalá estuviera en Egipto – I wish I was in Egypt

J’aurais aimé être en Égypte – Rétrospective des photographies de Nabil Boutros – Centro Atlántico de Arte Moderno/CAAM, Cabildo de Gran Canaria, Las Palmas – Commissariat d’exposition Katerina Gregos.

Façade du CAAM © Brigitte Rémer

Dans le quartier historique de Vegueta, la vieille ville de Las Palmas, se trouve le Centro Atlántico de Arte Moderno/CAAM, un bâtiment du XVIIIème siècle restauré par le grand architecte espagnol Francisco Javier Sáenz de Oiza, inauguré en 1989. La maison mitoyenne, administration du Musée, remonte au XVIème, sa porte en pierre sculptée témoigne du syncrétisme des styles musulman, gothique et renaissance. On pénètre dans ce bâtiment lumineux comme sur le pont d’un bateau, l’Atlantique au bout de la rue. Des passerelles d’acier, des rampes et traverses, un sol de marbre, tout y est blanc immaculé. Dirigé par Orlando Britto Jinorio, le Centro Atlántico de Arte Moderno est un lieu magique de rencontre entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique, en même temps qu’un lieu de fierté locale qui a construit en son centre un espace clos, évoquant un patio à la manière des maisons de Las Palmas. À travers Ojalá estuviera en Egipto, Nabil Boutros nous apostrophe et montre son travail photographique le plus significatif, vingt-cinq ans de ses travaux réalisés de 1997 à 2023. Un temps recomposé, en dix séquences.

L’Égypte est un pays moderne, de N. Boutros © BR

Artiste plasticien franco-égyptien vivant et travaillant entre Paris et Le Caire, Nabil Boutros a montré son travail, principalement tourné vers l’Égypte et le Moyen-Orient, dans des manifestations internationales, des institutions culturelles et des galeries privées. Le Centro Atlántico de Arte Moderno de Las Palmas l’invite à présenter une rétrospective de son œuvre, ici majoritairement photographique, art auquel il s’est consacré depuis la fin des années 80. Chaque série, chaque thème a été présenté séparément dans le cadre d’expositions collectives, à Paris, au Caire, à Alexandrie, et dans bien d’autres villes. Nous l’avons observée et commentée au fil des ans, depuis l’année 2005*. Même si une œuvre en solo parle et se suffit à elle-même, la notion de rétrospective – pour Nabil Boutros une première – met en lumière les différents calques, couches et strates de l’œuvre dans son ensemble. Elle amplifie le geste artistique, démultiplie les visions, montre l’évolution de la pensée philosophique et sociologique qui sous-tend la démarche de l’artiste, son appropriation des techniques, les mouvements et variations de son parcours artistique.

Alexandrie, de Nabil Boutros © Brigitte Rémer

Après des études aux Arts-Décoratifs du Caire, puis aux Beaux-Arts de Paris, Nabil Boutros a débuté avec la peinture. La photographie intervient dans son œuvre à partir de la fin des années 80, noir et blanc-tirages argentiques, puis couleur-prises de vue en numérique. Il réalise aussi des scénographies et crée la lumière de spectacles pour le théâtre, et des scénographies d’expositions on ne peut plus poétiques, consacrées aux enfants, dans les bibliothèques. Il croise le travail d’écrivains, réalise des installations multiformes, dans de nombreux pays. La constante de son travail et son fil d’Ariane touchent au regard qu’il pose sur l’Égypte, son pays d’origine, regard qui fluctue selon les événements, l’épaisseur de la colère, sa quête d’identité. « Je crois que, désormais, je n’ai envie de photographier que l’Égypte… » disait-il dans une interview à Souâd Belhaddad en 2003, alors qu’il reconnaît ses sentiments paradoxaux et ambigus par rapport au pays, qu’il avait quitté à l’âge de vingt ans.

De retour, à partir des années 90, ses déclarations d’amour à l’Égypte se gravent, sous différentes formes, avec une partie de la mémoire du pays, qui s’envole. Il entreprend pendant sept ans un travail sur les Coptes du Nil, (1997-2004) – une des plus anciennes chrétientés remontant au Ier siècle après J.C. née à la suite de la prédication de l’évangéliste Marc – dont le CAAM présente cinq séries, dans une pièce intime et protégée. Lui-même issu d’une famille copte, il en montre les rituels et le quotidien et compose très librement des montages de trois ou quatre photographies de tailles différentes, mêlant noir et blanc avec couleurs, pour raconter l’histoire autrement, selon sa sensibilité et sa perception des pratiques :

Coptes du Nil, de Nabil Boutros © Brigitte Rémer

jeux d’ombres, flottements de lumière et envols de tissus noirs, réverbérations dans divers monastères dont celui de Gabal El Teir à Minya et ceux du Wadi Natroum. « L’identité copte est un héritage plus que millénaire et son ancrage dans la terre de l’Égypte est total. Les mois coptes par exemple, sont un héritage direct des mois pharaoniques, les plus justes de l’antiquité, conçus au rythme du Nil, de l’agriculture et des saisons. Les paysans s’y réfèrent encore aujourd’hui » écrit-il. Ce travail avait été entre autres présenté aux Vème Rencontres de la Photographie Africaine/Bamako 2003 sur le thème Rites sacrés/Rites profanes et avait prêté à la publication en 2007 d’un imposant ouvrage de référence, Coptes du Nil, entre les Pharaons et l’Islam ces chrétiens d’Égypte aujourd’hui, sur un texte de Christian Cannuyer, offrant ainsi un morceau de cette terre d’Égypte ! comme il aimait à le dire.

Dans une seconde pièce, aussi intime et jouxtant la première, le CAAM présente la Série Le Caire-Alexandrie, (1998-2004). Nabil Boutros avait entrepris une longue série de portraits d’Égyptiens en respectant un protocole particulier : à la tombée de la nuit, quand le temps se suspend, il cherche les lieux habités, une permanence dans son cheminement, « lorsque la vie cesse d’être éblouie par le soleil » dit-il. La nuit délivre sa part de mystère et de divin, parfois la part d’obscurité de l’homme. Au Caire, des amoureux sont sous un pont, un homme passe devant un panneau publicitaire, deux femmes attendent un autobus ; à Alexandrie, ville de villégiature, la mer tient le rôle principal, dans les cafés on joue à la taoula ou aux dominos, Edouard Al-Kharrat y a vécu et écrit entre autres La Danse des passions et Alexandrie, terre de Safran. Le Centre Culturel Français d’Alexandrie a exposé ces séries d’ombre et de lumière en avril 2005. Le clair-obscur fait penser à Rembrandt. « La photographie a quelque chose à voir avec la résurrection » dit le philosophe Roland Barthes.

Égyptiens, de Nabil Boutros © Brigitte Rémer

Autre regard sur l’Égypte porté par Nabil Boutros et qui n’est pas sans dérision, L’Égypte est un pays moderne, réalisé en 2006 sous l’égide du Centre français d’Alexandrie et du Goethe Institut. Autour de ce concept de modernité, la présentation se fait ici en six séries de deux photos de même format posées côte à côte, et de six séries où se juxtaposent un petit et un grand format. GlobaLocal s’intitulait à l’origine l’exposition où le regard de Nabil Boutros, dans son art du détail, raconte avec humour et provocation ce qui lui saute aux yeux dans les bonnes intentions et paradoxes de la vie égyptienne, ses constructions, son modernisme débridé et un peu kitsch. L’obsession du pays est bien là, dans ses traumatismes et son intranquillité. Dans cette même immense salle du CAAM, un mur fait référence à la guerre, sous le titre Un Voyage de printemps (2014). Six photographies dont le point de départ est comme une belle carte postale : la photo d’un quartier, d’une felouque sur le Nil, de la Côte Nord près d’Alexandrie, un paradis perdu où les balles ont dégradé le paysage et les explosions semé incendie et terreur. Collées directement sur le mur, ces photographies gravent la confrontation Israël/Palestine. Les cadres sont bordés d’une calligraphie en arabe classique, peut-être quelques sourates. Dans ce même espace se trouve une installation de cartes à jouer géantes, intitulée Tentative pour construire des pyramides aujourd’hui (2023). Entre arrogance et représentation du pouvoir, papier peint collé sur carton poker menteur avec chiffres et dessins dissimulés vers l’intérieur, parfois en rébus ou en miettes. La barbarie y côtoie l’atout cœur.

Nouvel ordre du monde, de N. Boutros © BR

Plus loin, sur la main courante d’une des passerelles du CAAM, Nabil Boutros nous regarde à travers vingt-quatre autoportraits de sa série Égyptiens ou L’habit fait le Moine, (2011). Il s’est grimé et mis en scène, interprétant les rôles de l’Égyptien moyen : un mimodrame où il est un parfait musulman avec la tabaâ – marque ostensible de sa piété, un voyou du coin de la rue, un pope chez les coptes, un homme d’affaire, un sportif, ou encore un Saïdi de Haute Égypte, avec ou sans moustache, avec ou sans barbe, il a le regard de la Joconde qui vous transperce et vous suit. On est dans le travestissement et la métamorphose, la distorsion et la déconstruction. On est dans l’effet miroir et le simulacre, vers une nouvelle image de soi où se côtoient transgression, dissimulation et provocation. Moins ludique, sur l’autre main courante, la série de nombrils en deux panneaux intitulée Nouvel ordre mondial (2018-2020) où trente-huit personnes se sont prêtées au jeu de la photographie. Certains nombrils, tels des boutons posés sur toutes morphologies, ont une signature, un commentaire, un mot, une phrase en guise de tatouage, une pratique millénaire, qui n’a plus rien de subversif.

Lui faisant face, la série Futur antérieur (2017) est une série de photomontages ayant pour source les films égyptiens des années soixante, série qui avait été présentée à l’Institut du Monde Arabe à Paris, lors de l’exposition Divas, d’Oum Kalthoum à Dalida. Dans un pays de cinéma et de comédies musicales, Nabil Boutros réinterprète ces séquences en les légendant au regard d’événements d’aujourd’hui et en écho à ses souvenirs personnels. Il digresse et raconte des histoires dans l’histoire, des rêves du passé, des traces de l’enfance, dans des temps qui se télescopent.

Condition Ovine © Nabil Boutros

Dans un grand espace de ce même premier étage, de l’autre côté, la dernière pièce du puzzle pour reconstituer le portrait de l’artiste, Condition Ovine (2014), impressionne. Soixante et onze photos de 60 x 60 cm, et autant de brebis, d’agneaux et de béliers, portraits en gros plans photographiés de façon très élaborée et qui sont alignés les uns à côté des autres, tels des stars. Ils sont tous différents, certains à la laine épaisse, d’autres parfaitement lisses, des jeunes et des vieux aux robes de toutes nuances, quelques-uns portent une cloche, d’autres une marque de métal telle une boucle d’oreille. Pour ce court instant de vie fixé en chambre noire, Nabil Boutros a recherché des éleveurs qui acceptent d’aménager leur bergerie en studio photo. Ils sont ici en majesté, chacun est unique et arbore avec fierté et individualité ses signes distinctifs. L’agneau demeure le symbole sacrificiel par excellence, dans les trois religions monothéiste – judaïsme, christianisme, islam. Entre sédentarité et transhumance saisonnière, les moutons ont leurs codes et règles de conduite dont l’instinct grégaire qui leur commande de se regrouper quand ils se sentent menacés. La salle est impressionnante et mérite qu’on s’y attarde.

Voyage de printemps © Nabil Boutros

L’oeuvre de Nabil Boutros joue de la distance ironique et caustique, de l’humour, de la dérision, de l’absurde pour inventer un réel qu’on dirait plein de torrents et de troubles. Son pouvoir de la narration – mis en exergue par la commissaire d’exposition, Katerina Gregos, dans la rétrospective des œuvres présentées dans ce magnifique Centro Atlántico de Arte Moderno/CAAM de Las Palmas  – est sensible et magnétique. Près de chaque séquence photographique se trouvent un discret cartel et quelques mots de l’artiste. Les tirages sont superbes, impression en Papel Rag photographique sur carton plume, ce papier-coton très lisse au blanc naturel pour des couleurs intenses et des noirs particulièrement profonds.

Nabil Boutros a réalisé de nombreux autres travaux et publié divers ouvrages. « Les images, contrairement aux mots, sont accessibles à tous, dans toutes les langues, sans compétence ni apprentissage, préalables » écrit justement Régis Debray, écrivain et philosophe. Et derrière les mots, rien n’est transmissible que la pensée. « L’idée qui passe ne fait pas d’ombre elle est l’oiseau d’un ciel d’encre il coule dans nos yeux il écrit le monde » dit le poète Bernard Noël dans La Chute des temps, avant de poursuivre : « L’image, qu’est-ce que l’image quand la vie vient sur nous et plus rien que son pas de passante pressée ce que je dis est une larme… »

L’œuvre de Nabil Boutros, multiforme, communique émotion et perception du monde. Elle est habitée et pose la question de la représentation, du sacré, des forces à ne puiser qu’en soi-même, de l’éthique et de la transmission. Une urgence culturelle.

Brigitte Rémer, le 21 octobre 2023

Futur antérieur, de Nabil Boutros © Brigitte Rémer

Séries des œuvres exposées : Serie Coptes du Nil, 1997-2004. Impresión en Papel Rag Photographique 210 g sobre cartón pluma. 15 de 75x 21cm – Serie Egypt is a moderns country, 2006. Impresión en Papel Rag Photographique 210 g sobre cartón pluma. 17 de 75x103cm, 8 de 75x 60 cm – Serie Alexandria, 2004. Impresión en Papel Rag Photographique 210 g sobre cartón pluma 10mm. 20 de 75 x 52 cm – Serie Cairo, 2004. Impresión en Papel Rag Photographique 210 g sobre cartón pluma.25 de 75x119cm – Serie Egyptians, 2011. Impresión en Papel Rag Photographique 210 g sobre cartón pluma.24 de 60x50cm – Serie Spring trip, 2012. Wallpaper encolado directo a pared. 6 de 100x145cm – Serie Ovine Condition, 2014. Impresión en Papel Rag Photographique 210 g sobre cartón pluma. 75 de 60x60cm – Serie Future antérieur, 2017. Impresión en Papel Rag Photographique 210 g sobre cartón pluma. 7 de 82x110cm – New World Order. Serie Belly Buttons, 2020. Impresión en papel Rag Photographique 210 g sobre cartón pluma. 120 de 30×30 cm – An attempt to build pyramids today, 2023. Instalación, wallpaper encolado a cartón. Cuatro de 261×189, 4 de 210×150, 20 de 159 x 105, 16 de 132 x 93 cm – * Voir nos différents articles dans www.ubiquité-cultures.fr rubrique Archives.

Rétrospective Ojalá estuviera en Egipto – 20 juillet 2023 au 21 janvier 2024, du mardi au samedi de 10h à 21h, le dimanche de 10h à 14h – au Centro Atlántico de Arte Moderno/CAAM, Calle de Los Balcones, Las Palmas de Gran Canaria – tél. +34 928 311 800 – site : www.caam.net.

La Terre entre les mondes

© Sylvain Martin

Texte Métie Navajo – mise en scène Jean Boillot, Compagnie La Spirale – à l’Échangeur, Bagnolet.

Nous sommes au Mexique dans la communauté Amérindienne, chez les Mayas, « le pays le plus proche des dieux, là où avant il n’y avait rien, il n’y avait que nous… » rappelle un paysan indigène vivant avec sa fille, Cecilia, dans un petit village agricole. Il nous prend à témoin de sa vie, son identité, son métier, sa région en pleine mutation. D’emblée, la lumière envahit la scène d’une belle clarté, dans une scénographie blanche et ouverte à l’avant, sombre à l’arrière où l’on aperçoit un ceiba sacré destiné à être abattu et qui symbolise l’axe du monde, et comme la fin d’un monde.

L’agriculture se meurt dans ce village où l’industrie remplace avec brutalité les méthodes et savoir-faire ancestraux, où les paysans n’arrivent plus à nourrir les leurs. Nous suivons la famille de Cécilia et son père, rassemblant leur force de travail pour tenter de survivre. Une certaine fatalité et un grand désarroi habitent le père, sa fille marche sur ses pas et se lance dans la révolte et les actions à entreprendre pour faire entendre leur identité et défendre leur environnement, leur outil de travail et leur culture. Chaque jour, les blessures et déflagrations infligées au village, détruisent un peu plus l’agriculture traditionnelle, et rongent le père. Le combat est inégal, les machines agricoles vrombissent et « font en deux heures ce que nous faisons en deux mois » constate l’homme, resté seul, sa femme étant un jour partie à la ville et jamais revenue.

© Sylvain Martin

À la force du poignet, Cecilia trouve une place dans une famille mennonite pleine de règles, de morale et de principes où on l’emploie. Elle y bat le linge, penchée sur une grosse bassine tandis que les filles de la maison qui ont son âge, s’épient, se jalousent, se battent, parfois cousent des poupées, coincées dans leur vie routinière. Il y a des jeux pervers entre les soeurs, des accusations, des histoires cachées de sexe, le viol comme une banalité. « Nous ne manquons de rien, c’est une belle vie… » lui fait-on croire. Elles ont interdiction de parler à Cecilia. Pourtant, l’une d’entre elles, Amalia, déroge à la loi familiale et se lie d’amitié avec elle, dans une inextinguible soif d’apprendre et de découvrir le monde, les autres, un nouveau mode de vie. Cecilia se fera renvoyée mais Amalia la rejoindra pour découvrir cet autre monde dans sa quête éperdue de liberté, à la fin du spectacle.

La Terre entre les mondes montre le quotidien de deux familles aux modes de vie radicalement éloignés et parle principalement des injustices sociales et de la lutte que mène le milieu agricole traditionnel pour préserver ses terres que de puissants industriels leur arrachent, et leur volent. Le constat est accablant dans ce combat entre David et Goliath : « Il n’y a plus d’arbres mais du soja à perte de vue, le soja et le sorgho ont remplacé le maïs » ; les pesticides répandent leurs cancers et la pollution touristique gagne la campagne. « Ils ont encerclé la forêt de barbelés, il faut chercher à résister, mais qu’est-ce que nous y pouvons ? » dit le père avec résignation, tandis que Cecilia reprend le flambeau du combat et part à la ville pour défendre ses pairs et leurs propriétés. « La communauté internationale vous regarde » dit-elle avec témérité aux fonctionnaires qu’elle rencontre, plus prompts à promettre qu’à agir. Et elle raconte son voyage, peu confortable quand on est pauvre, parlant de la démocratie comme d’une fête. « Nous faisons partie d’un cycle » conclut-elle.

© Sylvain Martin

Autre combat, avec elle-même, sa grand-mère qu’elle vient d’enterrer, Abuela, la hante, sa présence magique la rassurait. Pleine de bon sens et telle une revenante, Abuela fait des apparitions sur scène, apportant tendresse et humanité, sagesse et mémoire de la culture Maya et de sa langue, dans laquelle elle échange avec sa petite fille, une langue ancestrale si proche de la langue des oiseaux… Le spectacle nous mène au cœur des archétypes de l’identité mexicaine, notamment de la Malinche, mère symbolique du peuple mexicain et d’Emiliano Zapata, l’un des principaux acteurs de la révolution mexicaine de 1910, défendant la restitution des propriétés collectives confisquées dans les villages, et nationalisées. Ensevelie à la hâte, on donne à Abuela une sépulture digne. Placée dans son cercueil, elle chante et les ombres portées sur le mur l’accompagnent.

La Terre entre les mondes convoque les esprits mais ne s’éloigne pas de la réalité paysanne dont le texte de Métie Navajo porte la cause et qui, aujourd’hui, résonne dans le monde entier. Poétiquement éclairé par Ivan Mathis, le spectacle traduit les mutations du paysage où « même le lac est asséché et où la vie s’enfuit du pays, où, derrière les plantations il n’y a plus rien, qu’une croix sans Christ, une croix du diable. » La bande son, réalisée par Christophe Hauser, participe de l’élaboration d’un univers aussi magique que réaliste, donnant à percevoir les bruits de la nature et de l’environnement agricole. Jean Boillot, qui signe la mise en scène, en a finement ciselé le langage théâtral et dirigé les acteurs. Il a fondé en 1995 la compagnie La Spirale qu’il dirige et qui est installée à Metz, et débute une résidence de trois ans à Bords 2 Scènes, lieu de diffusion conventionné de Vitry-le-François. La Spirale s’attache à développer des écritures qui mêlent théâtre, musique et numérique, avec une adresse particulière aux adolescents. La Terre entre les mondes est un spectacle sensible qui contient une puissance onirique dans lequel tous les éléments s’emboîtent pour servir le propos, et c’est très réussi.

Brigitte Rémer, le 12 octobre 2023

Avec : Lya Bonilla, Sophia Fabian, Christine Muller, Giovanni Ortega, Cyrielle Rayet, Stéphanie Schwartzbrod
- assistanat à mise en scène Philippe Lardaud
- conseil dramaturgique David Duran Camacho – scénographie Laurence Villerot – création lumière Ivan Mathis – création costume Virginie Breger – création sonore Christophe Hauser – régie générale Perceval Sanchez – stagiaire Augustin Pot. Le spectacle a été créé au Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine en novembre 2022, dans le cadre des Théâtrales Charles Dullin. Lauréat Artcena 2021, le texte est publié aux Éditions Espace 34.

Du lundi 2 au Jeudi 12 octobre 2023 à 20h30, le samedi à 18h00, relâche le dimanche – Théâtre de l’Echangeur, 59 Av. du Général de Gaulle, 93170 Bagnolet – métro Galliéni – tél. : 01 43 62 71 20 – sites : www.lechangeur.com et www.laspirale-jeanboillot.com – En tournée : 17 au 21 octobre 2023 : Théâtre La Joliette, Marseille – Avril 2024, EBMK de Metz, – 4 mai 2024 au Théâtre Jean François Voguet de Fontenay-sous-Bois – 14 mai 2024 au Théâtre L’Onde, de Vélizy Villacoublay.

L’Opéra de Quat’sous

Texte Bertolt Brecht – Musique Kurt Weill – adaptation et mise en scène Thomas Ostermeier – direction musicale Maxime Pascal – avec la collaboration d’Elisabeth Hauptmann – à la Comédie Française, Salle Richelieu.

© Jean-Louis Fernandez

Inspiré de The Beggar’s Opera de John Gay (1700), l’Opéra de Quat’sous a été créé le 31 août 1928 au Schiffbauerdammtheater de Berlin dans une mise en scène de Bertolt Brecht lui-même et fut l’un des plus grands succès théâtraux de la République de Weimar. La pièce fut ensuite représentée à Paris en 1930 dans des décors et costumes de Gaston Baty. Brecht avait investi ce thème qu’il reprit dans son premier roman en 1934, intitulé Le Roman de Quat’sous. Né en 1898, il avait tout juste trente ans quand il écrivit l’Opéra de Quat’sous. Il avait entrepris, à partir de 1917, des études de philosophie, puis de médecine, à l’Université de Munich avant d’être mobilisé comme infirmier, à la fin de la Première Guerre mondiale. Il publia successivement Tambours dans la nuit, couronné du prix Kleist en 1922, Spartacus et Dans la jungle des villes, devint conseiller littéraire dans les années 20, puis rejoignit le Deutsches Theater de Max Reinhardt avec l’actrice Helene Weigel, qui deviendra sa femme. L’Opéra de Quat’sous, comme Homme pour homme un an plus tôt, propose une forme théâtrale inédite qui puise dans l’opérette, le jazz et les chansons de cabaret. Brecht, qui se trouve entre sa période expressionniste et l’époque de ses pièces didactiques, travaille en compagnonnage avec le compositeur Kurt Weil, et la pièce est écrite avant son engagement dans le marxisme. Plus tard il théorisera le théâtre épique et mettra au point son concept de distanciation. Contraint à l’exil, à l’arrivée des nazis, Brecht parcourt l’Europe, s’installant au Danemark, puis en Suède et en Finlande, avant de rejoindre la Californie en 1941. Ces années d’errance furent néanmoins fécondes, il écrit alors La Vie de Galilée, Mère Courage et ses enfants, et La Résistible Ascension d’Arturo Ui. Contraint de quitter les États-Unis en 1947 pour raison de maccarthysme, Brecht rejoint la République Démocratique Allemande où il fonde le Berliner Ensemble en 1949. Il meurt en 1956, quelques mois après avoir assisté à la reprise de L’Opéra de Quat’sous monté par Giorgio Strehler, au Piccolo Teatro de Milan.

Le travail de Brecht avec Kurt Weil, compositeur de théâtre et d’opéra emblématique,  né deux ans après lui, est essentiel dans l’œuvre de l’écrivain. Kurt Weill marque l’effervescence musicale et culturelle de la République de Weimar et l’essor de la comédie musicale à Broadway dans les années 1940. Il travaillera avec différents dramaturges et imprimera sa marque de fabrique, mêlant le jazz et les musiques populaires teintés d’une certaine mélancolie. Le prélude de la pièce, ici nommée La complainte de Mac-la-Lame deviendra un standard de jazz interprété, entre autres, par Louis Armstrong et Ella Fitzgerald.

Il y a de l’utopie dans l’Opéra de Quat’sous, pièce qui tient une place à part dans le paysage théâtral. Sur des panneaux, ici sorte de journaux lumineux, s’inscrivent les titres des chapitres et des chansons, rendant très lisible l’ensemble. Ils s’affichent et coulent comme un ruisseau à travers le plateau. Au-delà des titres, sur des écrans de différents formats s’affichent des dessins et des commentaires, sorte de superpositions et de collages « Wanted, Employed » ou de slogans politiques : « Grâce à qui, les congés payés ? » ou « Engagez-vous ! » (vidéo Sébastien Dupouey). Le scénario : Macheath, chef de bande mafieux, dévalise les passants, entretient des relations courtoises et même amicales avec les représentants de l’ordre, maltraite les malfrats de son cercle et consolide ses affaires en se mariant. Sa bipolarité liée à ses intérêts lui permet de travailler sur une large palette d’attitudes et d’humeurs, et il sait se montrer tantôt insolent, tantôt séducteur, traqué, présomptueux, avisé etc.

© Jean-Louis Fernandez

La mise en place du décor, escaliers, plate-forme et passerelles, qui n’est pas sans rappeler le constructivisme du début du XXème, (scénographie Magdalena Willi) se réalise à vue et fait partie de la démarche de mise en scène, jusqu’à la première chanson brillamment interprétée par Lucy, fille de Brown (Claïna Clavaron) qui disparaît par les airs. « On va faire Brecht » dit une sorte de recruteur au jeune homme qui se présente à lui et qui a l’air un peu largué : il est recruté sur le champ pour la surveillance du district. Cigare, veste de cuir… Une sorte de duo introductif, humoristique, se met en place, à la manière d’un sketch, ou d’un intermède. « Brecht, il aimait vraiment les voitures de course ? » Et le recruteur demande à son assistante d’apporter le vêtement du nouvel employé. L’assistante, personnage direct et plutôt déluré, n’est autre que Mme Peachum qui se met à chanter (Véronique Vella) : « Qui lave ?… Qui ?… Qui… ? »

Macheath, ou Mac-la-Lame (Birane Ba), le fiancé de Polly, fille unique des Peachum et bandit de grands chemins apparaît au milieu des écrans comme un vrai crooner, sur la passerelle haute. Il surplombe et contrôle la situation. La rencontre avec Polly (Marie Oppert) est des plus romantiques, la jeune femme se montre très amoureuse. Leur noce se tient – surprise pour elle qui pourtant fait bonne figure – dans une écurie. Elle porte le voile de la mariée. Mac-la-lame une splendide veste argentée, chapeau et gants coordonnés (les costumes sont de Florence von Gerkan). Il est accompagné de ses compères et acolytes, gouailleurs, provocateurs, hors la loi sous sa coupe et ses ordres : la Découpe, Saul dit Saule-pleureur, Matthias dit Matt-la-Mitraille, Jacob dit Coco-la-Pince, qui règleront leurs comptes, raconteront leurs derniers larcins, offriront leurs cadeaux à la mariée (dont une magnifique chemise de nuit…) pousseront la chansonnette et se livreront à une partie de lancement de tartes à la crème, osée et savoureuse. Arrivés débraillés, ils étaient revenus pour la noce, portant d’impeccables vestes blanches. Polly leur donne le change et, à son tour leur offre un numéro à sa manière, se transformant en parfaite animatrice.

Jenny la flibuste apparaît à son tour, superbe voix de soprano (Elsa Lepoivre), puis le chef de la police de Londres, Brown, grand ami et complice de Macheath, en apparence, mais qui a plusieurs visages : l’homme privé et le fonctionnaire et qui vient lui souhaiter tout le bonheur du monde (deux acteurs en alternance tiennent le rôle de Brown, Stéphane Varupenne et Benjamin Lavernhe). La noce permet une démonstration d’affection, vraie ou fausse, un joli duo Polly-Macheath. À l’étage, sur la passerelle, se tient ensuit une séquence chez les Peachum, Madame est en peignoir nylon rose, Jonathan Jeremiah Peachum son époux (Christian Hecq) est en short, à la recherche de sa seconde chaussette bleue. Célia Peachum apprend à son mari le mariage de leur fille « Et que fait-on quand on est marié ? » demande-t-il et il apporte sa réponse : « On divorce ! » Tous deux réaffirment leur affection pour Polly, le père, chef d’une bande de mendiants avec laquelle il fait son beurre, pense la faire changer d’idée et plier. Quelques images de type revue défilent sur les écrans.

© Jean-Louis Fernandez

Dans la séquence suivante, Polly annonce à son mari que le chef de la police veut le coffrer, elle tient à la main la page sur laquelle sont listés les crimes et délits qu’il a commis et en égrène la  longue litanie. Elle découvre ses mensonges, sa lâcheté même si elle en est toujours amoureuse. On est à la veille du couronnement de la reine, Macheath confie à Polly les rênes de son entreprise ; elle, décide d’apurer les comptes en réglant les dettes. Macheath lui fait de grandes déclarations avant de s’enfuir, pour se cacher dit-il. Grande scène d’adieux, comme un mélo. « Adieu Mac, garde-toi des femmes » lui dit-elle. Suit la Balade de l’obsession sexuelle. Macheath s’en va et rencontre une femme qui lui lit les lignes de la main et lui annonce les pires catastrophes à venir. C’est Jenny, la tripoteuse, une de ses ex, qui se rappelle de quelques bons moments. Jenny sort discrètement, le téléphone à la main et informe le chef de la police. Macheath est arrêté, on le retrouve en prison. La rencontre avec le chef de la police, son ami, est pathétique, Brown est en larmes avant de prendre congé et Macheath se moque éperdument de lui et fait, une fois de plus, rebondir la situation : il soudoie le gardien, se fait retirer les menottes, et se retrouve libre…  Suit la Balade de la vie à l’aise et l’arrivée de Lucy, fille de Brown (Claïna Clavaron) qui se déclare être la femme de Macheath. Lui se joue de la situation et renie l’une et l’autre. Quand Polly débarque, les deux femmes s’entredéchirent et le journal lumineux annonce le Duel de la jalousie. Macheath s’enfuit avec Julie tandis que Mme Peachum ramène sa fille à la maison. M. Peachum fait un grand discours sur l’Histoire.

2nde finale de Quat’sous avec la Chanson de Macheath et le défilé de la misère sous l’impulsion des Peachum, Célia Peachum en tête, « En avant ! » clame-t-elle. En haut de la passerelle, Jonathan Jeremiah Peachum s’entretient avec le chef de la police et ses sbires, qui cherchent à contrôler le mouvement car le couronnement de la Reine est proche, fil rouge de second plan tout au long de la pièce et qui passe au premier plan, à la fin. Les miséreux forment une haie d’honneur devant le Palais. « Interdiction d’envoyer des clochards sur la voie publique » clame le porte-voix. Peachum ouvre la barrière et la foule des miséreux se répand. « Ils seront des milliers ! » prévient-il. Ils dévalent le grand escalier. La Chanson de la grande inutilité est suivie de la Chanson de Salomon. Julie pour la seconde fois dénonce Macheath.

© Jean-Louis Fernandez

On retrouve notre héros attablé, un gardien pour serviteur et on partage avec lui son dernier repas, car cette fois il n’échappera pas à la police… Il est sur la passerelle, l’atmosphère est lourde. Une référence à la Balade des Pendus de François Villon passe. De la parole au chant, l’acteur change alors de fonction, à moins que ça ne soit de stratégie. Brown arrive, délabré, sans uniforme, dévasté, puis Polly vient donner à son mari des nouvelles de l’entreprise : « Notre affaire marche très bien ! » dit-elle. « Tu pourrais me tirer de là ? » lui demande-t-il. « Je n’ai pas d’argent, adieu Macky » répond-elle. Suit une longue séquence d’adieu où se mêlent amour et argent, tentative d’échafauder des plans pour Macheath. Tous chantent déjà leur deuil. Polly, blême, est en haut de l’escalier. Pas un geste tendre de la part de Macheath qui voudrait comprendre d’où vient la flèche et qui l’a dénoncé. Deux événements se font face à la fin de la pièce : la pendaison prochaine de Macheath et le couronnement de la Reine. Balade de Macheath. Le ténébreux, converti, demande pardon à chacun et la scène se remplit de tous les miséreux venant assister à son exécution. Dernier retournement de situation : « Qui va là ? » C’est le messager du Roi, porteur d’une d’une nouvelle : « Pour célébrer son sacre, la Reine a décrété la réhabilitation et la promotion du condamné. Il sera décoré et touchera une rente à vie. » Les derniers mots reviennent à Macheath qui s’exclaffe en disant : « Je suis sauvé… C’était écrit ! »

Vu dans cette version de 1928, L’Opéra de Quat’sous est une majestueuse pièce de Music-Hall qui se déroule à la manière d’une comédie musicale ou d’une succession de numéros de cabaret. Thomas Ostermeier fait faire des ricochets à l’Histoire et les acteurs, tous excellents, s’en donnent à coeur joie, la direction musicale est menée de mains de maître par Maxime Pascal . Ne boudons pas notre plaisir !

Brigitte Rémer, le 7 octobre 2023

Avec : Véronique Vella Celia Peachum, épouse de Jonathan Jeremiah Peachum – Elsa Lepoivre Jenny, dite la Tripoteuse, une prostituée – Christian Hecq Jonathan Jeremiah Peachum, chef d’une bande de mendiants – Nicolas Lormeau Robert, dit la Découpe, homme de Macheath et Smith, premier officier de police – Stéphane Varupenne* Brown, chef de la police de Londres – Benjamin Lavernhe* Brown, chef de la police de Londres – Birane Ba Macheath, chef d’une bande de malfaiteurs Claïna Clavaron Lucy, fille de Brown – Nicolas Chupin Jacob, dit Coco-la-Pince, homme de Macheath – Marie Oppert Polly Peachum, fille de Celia et Jonathan Jeremiah Peachum – Sefa Yeboah Filch, un des mendiants de Peachum et Saul, dit Saule-pleureur, homme de Macheath – Jordan Rezgui Matthias, dit Matt-la-Mitraille, homme de Macheath- et le chœur – Marie-Claude Bottius*, Scarlett Cabrera-Bernard*, Jean-Claude Calif*, Alexandra Christodoulides*, Alain David*, Simine David*, Alain Derval*, Arnaud Destrel*, Jeanne Guinebretière*, Laurent Lederer*, Cécile Leterme*, Isabelle Mazin*, Thamzid Mohamad*, Tatiana Rahan*, Félix Reichenbach*, Edith Renard*, Yann Salaün*, Thibault Saint-Louis* (* en alternance) et l’orchestre Le Balcon.

Dramaturgie et collaboration artistique Elisa Leroy – scénographie Magdalena Willi – costumes Florence von Gerkan – lumières Urs Schönebaum – vidéo Sébastien Dupouey – son Florent Derex – chorégraphie Johanna Lemke – conseil à la diversité Noémi Michel – assistanat à la mise en scène Dagmar Pischel – assistanat à la direction musicale Alphonse Cemin – assistanat à la scénographie Ulla Willis – assistanat aux costumes Mina Purešić Assistanat aux lumières François Thouret – assistanat à la vidéo Romain Tanguy – assistanat à la chorégraphie Rémi Boissy – chef de chant Vincent Leterme – Ce spectacle a été présenté au Festival d’Aix-en-Provence du 4 au 24 juillet 2023,

En alternance, du 23 septembre au 5 novembre 2023, à la Comédie Française, salle Richelieu, matinées à 14h, soirées à 20h30 Salle Richelieu, Place Colette, 75001. Paris – métro Palais Royal – Tél. :  01 44 58 15 15 – site : www.comedie-francaise.ff

Caligula

Texte Albert Camus – conception, mise en scène et jeu Jonathan Capdevielle – au T2G Théâtre de Gennevilliers, dans le cadre du Festival d’Automne.

© Marc Domage

Camus s’empare du mythe de la violence et de l’absurde pour écrire en 1941 Caligula qui le plonge dans l’Antiquité, à Rome. Il s’est inspiré de Sétone, haut fonctionnaire romain de la fin du Ier siècle et auteur de nombreux ouvrages dont La Vie des douze Césars. Camus remanie la pièce en 1958 et lui donne un tour plus politique, entretemps la guerre est passée, démontrant toute son horreur. Jonathan Capdevielle en présente aujourd’hui une adaptation qui fait la synthèse des deux versions et place l’action au présent. Il interprète lui-même le rôle-titre, un empereur romain tyrannique à la recherche d’absolu donc de l’impossible, qui louvoie entre le jeu, l’amour de l’art, une soi-disant liberté pour ne pas dire licence, et la démesure.

Caligula est entouré d’une cour qu’il manipule, masculine et féminine, de patriciens-sénateurs comme Senectus, Metellus, Lepidus, Octavius, Mereia, Mucius, qui, s’ils s’opposent, passent à la trappe, d’Hélicon, ancien esclave qu’il a affranchi (Jonathan Drillet), de Cherea, cheffe de la conjuration (Anne Steffens), de Caesonia, ancienne amante, témoin actif des atrocités (Michèle Gurtner), de Scipion-fils, figure romantique du jeune poète plein d’ambivalence entre amour et haine à l’encontre de Caligula, qui a tué son père (Dimitri Doré).

© Marc Domage

La pièce commence sous le soleil et les jeux d’eau avec le bourdonnement d’un essaim d’abeilles, à moins que ça ne soit celui d’une colonie de mouches – peut-être une allusion provocatrice au texte de Sartre « Les Mouches » plongeant dans l’histoire grecque, petit clin d’œil à l’antagonisme Camus-Sartre…- Un avion passe. L’imposant dispositif scénique est d’une efficacité redoutable, sorte de pyramide à degrés dans laquelle sont taillées des marches formant comme des alvéoles, une aire de jeu spectaculaire (conception Nadia Lauro). La haute société romaine y prend ses bains de mer et de soleil. Caligula y apparaît et disparaît autant que de besoin. On y vit, on y palabre, on y meurt, l’ensemble est comme un mastaba au fond duquel les sarcophages des détracteurs  doivent être nombreux. Les personnages apparaissent principalement par une sorte de tunnel-labyrinthe menant au pied de l’édifice par une porte jaune. Les époques se superposent, des traités se rédigent comme Le Glaive, un grand traité sur le pouvoir.

© Marc Domage

Caligula, l’imprévisible empereur de Rome, a disparu peu de temps après la mort de sa sœur et amante Drusilla. On le recherche dans toute la ville, l’inquiétude monte. Quand il ré-apparaît, sur scène émergeant de derrière un rocher, il s’adresse à la lune. Puis confie à Hélicon avoir « un besoin d’impossible. La lune… le bonheur, l’immortalité… » Hélicon de répondre : « À quoi puis-je t’aider ? » La réponse tombe sans appel : « À l’impossible ! » Caligula fait alors penser à Louis II de Bavière au sommet de son extravagante demeure et de sa folie, douce au départ, ici, déconnectée ensuite et sanguinaire très vite, tout en semblant ignorer les complots dont il fait l’objet. Il se déguise en Vénus, déesse de l’amour, de la séduction et de la beauté féminine, Aphrodite chez les Grecs, avant de surjouer sa mort. Il est, selon Camus – dans l’édition américaine de Caligula and Three Other Plays, en 1957 – un homme qui « récuse l’amitié et l’amour, la simple solidarité humaine, le bien et le mal. Il prend au mot ceux qui l’entourent, il les force à la logique, il nivelle tout autour de lui par la force de son refus et par la rage de destruction où l’entraîne sa passion de vivre. » Et plus loin : « On ne peut tout détruire sans se détruire soi-même. »

© Marc Domage

Jonathan Capdevielle aime à sortit du cadre et piétiner les codes, ce qu’il fait ici allègrement et jusqu’à la lassitude voire l’épuisement du spectateur, tant dans son jeu que dans sa conception de l’ensemble. Son personnage flirte entre Éros et Thanatos, sexe et solitude. Tout y est excès, provocation, radicalité et tyrannie, avant de se déliter dans un kitsch débridé. Tantôt cynique tantôt exubérant, désabusé et ambivalent, un brin psychopathe, Caligula-Jonathan Capdevielle surjoue jusqu’à sa propre mort. Techniquement, le metteur en scène travaille sur la dissociation et la désynchronisation des sons qui se chevauchent et s’évadent entre le corps et la voix imprimant par moments un côté marionnettique aux acteurs, (son Vanessa Court). La fin se joue en langue italienne. Le metteur en scène ajoute un univers musical original live réalisé et interprété par Arthur Gillette et Jennifer Eliz Hutt, à certains moments présents sur scène et qui portent la voix des acteurs dans un subtil travail organique. Les costumes (conception Colombe Lauriot Prévost, atelier Caroline Trossevin) vont et viennent entre les époques : toges, tuniques serrées à la taille et descendant jusqu’au genou, tuniques courtes semblables à une jupe, maillot de bains XXIè siècle dernier cri, sénateurs en costumes cravates comme il se doit, Caligula en grand débraillé, souvent short et pieds nus. Quand Cherea, la cheffe de la conjuration arrive en costume militaire, Caligula ruse. « Couvrons-nous de masques, utilisons nos mensonges… » dit-il au cours d’une joute philosophique qui les oppose : « Tu es nuisible et cruel » lui dit-elle. « La sécurité et la logique n’ont rien à voir ensemble ! » réplique-t-il.

Au fil des deux heures de tyrannie l’esthétique devient de plus en plus kitsch et queer, le chaos s’installe et tout se délite. On passe de la tentative d’empoisonnement aux meurtres les plus vains, du pèlerinage sacrilège à la sculpture adorée avec ex-votos, avant de la casser. « Tu crois donc aux dieux, Scipion ? » lui demande Caligula. Hélicon dénonce à l’empereur le projet de complot et se fait massacrer. La scène est de bruit et de fureur. Les éléments se déchainent, allant crescendo. Des fumées l’envahissent. « Il faut en finir, le temps presse « jette Caligula qui chante sa mort.

© Marc Domage

Jonathan Capdevielle s’est formé à l’École nationale supérieure des arts de la marionnette, et a collaboré avec Gisèle Vienne depuis ses premières mises en scène. Il a joué sous la direction de différents metteurs en scène et dans ses propres productions. Il travaille depuis quelques années sur l’élaboration d’un roman familial à partir de son autobiographie. Il a présenté plusieurs spectacles dans le cadre du Festival d’Automne dont À nous deux maintenant (2017), Rémi (2019) et Music all (2021). Il est artiste associé au T2G Théâtre de Gennevilliers où il a présenté en 2023 Saga et Sinistre et Festive, en collaboration avec Jean-Luc Verna et travaille sur la perception du monde et le rôle de l’art, dans des formes éclatées et hors cadre. Il fait de Caligula une lecture politique, poétique, analytique et ironique puissante et provocante dont on sort KO debout. « À quoi sert le pouvoir si je ne peux changer les choses ? » lance son insaisissable et cruel personnage.

Brigitte Rémer, le 5 octobre 2023

Avec : Adrien Barazzone, Jonathan Capdevielle, Dimitri Doré, Jonathan Drillet, Michèle Gurtner, Anne Steffens, Jean-Philippe Valour. Assistanat à la mise en scène Christèle Ortu – musiciens live et musique originale Arthur B. Gillette, Jennifer Eliz Hutt – son Vanessa Court – lumière Bruno Faucher – costumes Colombe Lauriot Prévost – telier costumes Caroline Trossevin – scénographie Nadia Lauro – chorégraphie Guillaume Marie – égie générale Jérôme Masson

Du 28 septembre au 9 octobre, au T2G Théâtre de Gennevilliers, 41 avenue des Grésillons – site : www.theatredegennevilliers.fr tél. : 01 41 32 26 26 et www.festival-automne.com tel. : 01 53 45 17 17 – En tournée : Théâtre des 13 vents, CDN de Montpellier, du 17 au 19 octobre – Les Quinconces/L’Espal, Scène nationale du Mans, les 7 et 8 novembre – Le Maillon, Scène européenne, Strasbourg, les 7 et 8 décembre – CDN de Besançon Franche-Comté, les 13 et 14 décembre – L’Onde Théâtre/Centre d’Art, Vélizy-Villacoublay, le 19 décembre 2023 – Théâtre du Nord, CDN Lille Tourcoing Hauts-de-France, du 14 au 16 mai 2024 – Comédie de Béthune, CDN, les 23 et 24 mai – L’Arsenic, Centre d’art scénique contemporain, Lausanne, du 6 au 8 juin 2024.

Isis – Antigone ou la tragédie des corps dispersés

Texte Kossi Efoui – conception et mise en scène Gaëtan Noussouglo et Marcel Djondo, dans le cadre des Zébrures d’automne / Les Francophonies – Des écritures à la scène, au CCM Jean Gagnant de Limoges – un spectacle France/Togo.

© Christophe Péan

Isis – Antigone ou la tragédie des corps dispersés est né de l’interaction entre trois artistes togolais vivant en France : l’auteur et dramaturge Kossi Efoui – que nous avions présenté en parlant de son roman autobiographique, Une Magie ordinaire, cf. notre article du 30 août 2023 -, le directeur de la Compagnie Gakokoé qu’il fonde à Montbéliard en 1998, Marcel Djondo, ici co-metteur en scène du spectacle avec Gaëtan Noussouglo, également conteur et comédien.

Au point de départ, les metteurs en scène commencent une recherche sur la notion de corps dispersés et de deuils impossibles, concept qui les hante et que toutes les religions du monde abordent, concept que l’on trouve au Togo dans les rituels. Ils mènent des enquêtes et une réflexion sur le sujet pendant plus de deux ans.

Puis ils associent leur compatriote et ami de jeunesse Kossi Efoui pour élaborer avec lui la démarche de mise en scène à partir d’une écriture au plateau. Il connaît parfaitement le théâtre qu’il a pratiqué comme acteur et musicien. Pour Gaëtan Noussouglo et Marcel Djondo, par son écriture Kossi Efoui a changé le cours du théâtre africain. Leur talent est alors de réunir une distribution brillante, singulière et complice avec des acteurs qui soient aussi danseurs et musiciens. Metteurs en scène en duo, ils travaillent en miroir. Quelque temps plus tard et après une recherche de production toujours délicate, ils trouvent les acteurs qui porteront le projet avec eux : Florisse Adjanohoun du Bénin ;  Roger Kodjo Atikpo et Anani Gbeteglo, du Togo, le premier conteur et joueur de kora, le second, grand percussionniste ; Bowokabati Eustache Kamouna, guitariste togolais hors pair ; Odile Sankara, grande actrice burkinabé, sœur cadette de Thomas Sankara, qu’on a notamment vue dans le rôle de Médée qu’elle portait avec puissance et majesté dans la mise en scène de Jean-Louis Martinelli – Béno Kokou Sanvee, conteur et musicien, doyen des acteurs togolais qui a beaucoup compté pour l’approche du théâtre et la formation des deux metteurs en scène, et qui leur a servi de modèle.

Ensemble, ils inventent sur le plateau la définition du Théâtre du souffle, chère à Kossi Efoui et travaillent par improvisations et enquêtes jusqu’à l’élaboration d’un texte qui convoque la mémoire, les mythes et le présent pour exorciser l’avenir. Il nous conduit sur les chemins du théâtre dans le théâtre selon le scénario suivant : le metteur en scène d’une compagnie renommée qui avait éclaté et s’était dispersée, rappelle, dix ans plus tard, ses comédiens pour concevoir un nouveau projet et remettre à flots la machine théâtrale. Il leur propose de se plonger dans la grande mythologie d’Isis et d’Antigone. Tous répondent présent. Metteur en scène et acteurs-musiciens-danseurs se confrontent alors à la ligne de fracture entre fiction et réalité, et aux abysses de la mythologie tant égyptienne que grecque.

© Christophe Péan

Dans la mythologie, fille de Nout et de Geb, sœur et épouse d’Osiris, Isis a l’apparence d’une femme portant sur la tête un trône, signe hiéroglyphique servant à écrire son nom ou parfois, ressemblant à Hathor, elle est coiffée d’un disque solaire inséré entre deux cornes de vache. Symbole de l’épouse fidèle et protectrice des enfants, elle apporte sur terre la civilisation. Elle est aussi magicienne et rassemble le corps démembré de son époux auquel elle redonne vie avant d’engendrer Horus. La représentation d’Isis allaitant Horus a inspiré l’iconographie chrétienne copte de la Vierge à l’enfant, son culte se diffuse dans l’ensemble du monde méditerranéen. Sophocle lui, utilise le personnage d’Antigone dans la tragédie qu’il relate vers 441 avant J.C. pour plaider contre la tyrannie et soutenir les valeurs démocratiques attachées à Athènes. Mythes et tragédies forment ainsi le socle de la pièce ré-interprétée par Kossi Efoui. Le spectacle évoque la mort, la représentation de la mort et l’art – « Si on n’enterre pas nos morts, ils viennent hanter les vivants » en est le leitmotiv -. À la frontière de différentes techniques théâtrales incluant conte, mime, masques, marionnettes, chant, musique et danse, au-delà de la profondeur du sujet, le spectacle évoque la vie.

© Christophe Péan

Il débute avec le souffle, le bruit du vent et l’arrivée de personnages masqués de blanc, qui, à l’aide de lassos, transpercent l’air et sont le vent. Sur un podium côté jardin, le chef d’orchestre et metteur en scène de la troupe, chante dans sa langue, peut-être l’éwé ; au centre, des instruments de musique et porte-manteaux où sont accrochés quelques costumes, robes et tuniques pour des changements de costumes qui se feront à vue ; de chaque côté de la scène des paniers remplis de baguettes de bois, figures effigies qui sortiront à la fin pour une danse des absents, des morts sans sépulture ; une scénographie simple et efficace de Koko Confiteor Dossou dans des lumières de Mawuko Daniel Duevi-Tsibiakou. Un mystérieux cercueil tiré par les acteurs traverse la scène et pivote sur lui-même. Des rituels infernaux et un langage énigmatique se mettent en place. « Poisson lune, la nuit tombe pour toi… » Arrive le joueur de kora, qui commence à jouer ouvrant sur un duo chant/kora : « Je suis là, j’ai répondu à ton appel », puis un par un s’avancent les comédiens-musiciens avec leurs instruments : guitare, percussions, saxophone pour le metteur en scène qui ne quittera son estrade qu’à la fin du spectacle.

Arrivent les femmes dans l’exubérance et tous les acteurs-actrices de la troupe, se retrouvent, comme ils se rencontraient dix ans auparavant, rappelant le titre des pièces qu’ils avaient interprétées ensemble et se remémorant quelques séquences de jeu clownesque, percussion, calebasse, bruitage, nez rouge, comme une séquence de Commedia Dell’Arte dans laquelle les acteurs excellent. Le projet proposé par le metteur en scène : « Travailler sur du théâtre classique en y ajoutant les problématiques d’aujourd’hui, quelque chose de bien dosé, pimenté… » Ils vont d’abord « chevaucher la langue du conteur » et dire l’histoire d’Antigone, formant un chœur, des chœurs de différents formats, chantant et psalmodiant. On désigne Créon et on l’habille. Il impose son autorité pour faire régner son nouvel ordre, autocratique.

© Christophe Péan

Brièvement est ensuite contée l’histoire d’Isis et Osiris, leurs épousailles, le cercueil d’Osiris jeté dans l’eau du Nil, puis récupéré et trainé à travers la ville, prêtant à certains rituels et troublant l’ordre public, en écho avec le nom des disparus dans l’histoire contemporaine, autre fil rouge du spectacle. « Je vois des corps en décomposition » chante le chœur. Rituels, chasubles blanches, chants et instruments se mettent en place : « J’appelle… » suit le nom du disparu, jusqu’à celui de Thomas Sankara dont l’assassinat est relaté sur un solo de guitare. « Reviennent les fantômes de l’ancien temps. » Le langage devient métaphorique… « Les arbres sont… des corps sans sépulture… et chacun est une personne disparue ». Tremblements. Transe. Les acteurs jouent un nouvel intermède burlesque, dans la transgression, l’humour, la distance, la ruse. Le metteur en scène les suit, commente et intervient. Les chants se répondent jusqu’au solo du metteur en scène. Rien n’est oublié dans le texte qui évoque aussi le rôle de l’auteur et de la littérature, l’arrivée de la censure interdisant la pièce. Les acteurs demandant des comptes et faisant déguerpir la censure, font savoir que « les temps ont changé » et que la pièce se jouera.

© Christophe Péan

Alors tombe une sorte de communiqué de presse qui fait encore évoluer le cours des choses et remet l’Histoire au centre de la scène :  on retrouve des ossements là où une splendide villa avait été construite, probablement sur un ancien lieu de détention, gardé secret. Car le temps parle et on se trouve face à des disparus qui n’ont pas eu de sépulture. Une manifestation géante se prépare pour leur rendre enfin justice, tandis que les pouvoirs publics engagent à rentrer chez soi et à ne pas convoquer les fantômes. Peine perdue, la manifestation se présente comme une performance-installation où, devant un cercueil grand ouvert, sont nommés chacun des disparus, représentés par un objet totem que chaque acteur dépose respectueusement dedans, objets qui, dès le début du spectacle se trouvaient dans des paniers, à l’avant-scène et qui ont accompagné le spectacle. Cette cérémonie des absents, entérinée par le geste symbole d’un pot de terre que l’on casse, donne ainsi à chacun une sépulture.

Un épilogue reprend le récit d’Isis et Osiris conté par le metteur en scène qui quitte alors son espace et revêt le manteau blanc du grand-prêtre, se plaçant au centre de la scène, son saxo à la main. Le rideau noir du fond de scène s’ouvre sur un cyclo blanc, les personnages portant masques et vêtements blancs du premier tableau sont de retour et ressemblent à des pénitents. Une fumée bleue s’élève du plateau et le dernier tableau nous mène jusqu’à l’au-delà en même temps qu’il nous éloigne du passé.

Isis – Antigone ou la tragédie des corps dispersés est un texte poétique et métaphorique fort, un travail d’équipe superbe, des talents fous et une belle énergie, tout ici est codifié, de la musique au chant, de la couleur au geste, tout fait sens pour évoquer les absents de l’Histoire, la vie et ses combats.

© BR

Une conversation publique s’est tenue quelques heures avant le spectacle, entre Kossi Efoui et Hassan Kassi Kouyaté, directeur des Zébrures d’automne, autour des écritures de Kossi Efoui, citoyen du monde comme il aime à se nommer car il est à la fois « de là-bas et d’ici… » Hassan Kassi Kouyaté a rappelé les étapes du parcours et les Prix obtenus par son collègue togolais – Prix Tropiques attribué par l’AFD et Prix Kourouma pour Solo d’un revenant ; Prix RFI pour sa pièce, Le Carrefour, en mettant aussi en parallèle son pays, le Burkina Faso, anciennement Haute-Volta. Tous deux parlent des années de post-indépendances, avec leurs belles vitrines démocratiques, « un temps où les utopies fonctionnaient et où tous pensaient qu’on viendrait à bout des dictatures. » Et Hassan Kassi Kouyaté de constater que « les combats d’aujourd’hui s’inscrivent dans la continuité des questions qu’on se posait alors. »

À travers Une Magie très ordinaire (cf. notre article précédemment cité), Kossi Efoui parle du Togo comme d’une fiction administrative, « la vie réelle des populations butant contre ces fictions. » Avec Hassan Kassi Kouyaté il devise sur la langue, l’obligation de la langue coloniale, notamment avec l’interdiction d’exprimer un seul mot dans sa langue maternelle sous peine de punition et d’humiliation. « Qu’est-ce que tu as appris dans la langue de l’école ? » lui demandait sa mère qui ne parlait que l’éwé, langue interdite à l’école. « J’ai appris qu’il y a plus de mille soleils » lui répond-il un jour et si certains s’y risquaient malgré tout, ils écopaient de ce qu’en Bretagne on appelle le symbole, au Togo le signal, au Burkina-Faso le bonnet d’âne. « La violence parle toutes les langues, la poésie aussi et elle fait échec au projet de domination » précise Kossi Efoui qui évoque aussi les mots de Kateb Yacine, « La langue française, notre butin de guerre. » Il s’agit de résister et d’écrire pour se sauver. Mais « que signifie écrire pour l’Afrique francophone d’aujourd’hui ? » posent-ils tous deux. Kossi Efoui a fait partie du jury pour l’attribution du Prix RFI dans le cadre de l’Université de Lomé et remarque avec intérêt l’entrée des femmes en littérature. Puis il parle de la traduction, qui représente pour lui « un défi parce qu’elle communique une expérience transmissible en d’autres langues, à d’autres humains, une activité continue, un pont, une circulation, tout en reconnaissant qu’il existe des hiérarchies entre les langues. »

Hassan Kassi Kouyaté aiguille ensuite Kossi Efoui sur la notion de marronnage dont ce dernier donne la définition : « Ce sont les esclaves qui fuyaient les plantations et se retrouvaient dans des zones inhospitalières, loin de toute civilisation, en quelque sorte un retour à l’état sauvage. » Il évoque alors l’utilisation de la ruse – qui s’oppose à la force – comme mode de survie, ruse nécessaire à l’esclave pour faire faux bond à ses maîtres compte tenu de l’inégalité du combat. Pour lui, le blues est similaire à l’esprit du marronnage.  « Né d’un fond de souffrance, le Blues dit JE » précise-t-il.

© BR

En conclusion et avant de dire quelques mots sur le spectacle, Isis – Antigone ou la tragédie des corps dispersés dont il signe le texte, Kossi Efoui rappelle qu’il appartient à « la première génération d’enfants libres nés dans un pays libre, les années 60 au Togo, après l’Indépendance » portant cet héritage avec lequel il est venu au monde. Ses thèmes de travail portent sur la mémoire et la séparation.

Cette année les Zébrures d’automne – ex Francophonies de Limoges, que pilotent Hassan Kassi Kouyaté fêtaient leurs 40 ans. Lieu de convivialité, de débats, de solidarité et de partenariats, l’édition a accueilli dans différents lieux de la ville des spectacles venant de République Démocratique du Congo, du Togo, du Canada – Québec, Ontario, Manitoba – de France, Belgique, Luxembourg, Suisse, Rwanda et Mozambique. Une édition riche, créative et passionnante, loin des surplombs et par-delà les continents.

Brigitte Rémer, le 30 septembre 2023

Avec Florisse Adjanohoun, Roger Kodjo Atikpo, Anani Gbeteglo – Bowokabati Eustache Kamouna – Odile Sankara – Béno Kokou Sanvee. Costumes Jeannine Amélé Noussouglo. Scénographie Koko Confiteor Dossou – collaboration technique (chorégraphie) Raouf Tchakondo – création lumières Mawuko Daniel Duevi-Tsibiakou – Accueil en partenariat avec les centres culturels municipaux de la Ville de Limoges, la SACD et RFI. Avec le soutien de L’Institut Français, Togo créatif, Les Francophonies/Des écritures à la scène, Programme ACP-UE Culture AWA, La Commission Internationale du Théâtre Francophone (CITF), African Culture Fund (ACF), le Département du Doubs, la Région Bourgogne Franche-Comté, la DRAC Bourgogne Franche-Comté.

Spectacle vu le mercredi 27 septembre à 20h, au Centre culturel municipal Jean Gagnant, précédé d’une Conversation avec Kossi Efoui animée par Hassan Kassi Kouyaté, à 17h30, à la Maison des Francophonies.

Birima, de et avec Youssou NDour

© Théâtre de la Ville

Un conte musical sur une idée originale de Pape Oumar Ngom et Youssou NDour – conception musicale Youssou NDour – mise en scène Madiaw Ndiaye, au Théâtre du Châtelet, en partenariat avec le Théâtre de la Ville.

C’est l’histoire du roi Birima Ngoné Latyr Fall – surnommé Borom mbaboor mi/le porteur d’allégresse – qui régna de 1855 à 1859 au Cayor, un royaume précolonial situé à l’ouest de l’actuel Sénégal. Entouré de ses Ceddo – des guerriers opposés à la colonisation, la christianisation et l’islamisation – une fois l’an il prenait la parole, et le public pouvait venir lui demander des comptes et résoudre ses conflits sous couvert du droit coutumier. Cette assemblée avait valeur de tribunal traditionnel. Au cours de la veillée, appelée Guéew, les griots apostrophaient le public, des chants et des danses étaient interprétés. C’est à partir de ces nombreuses chansons populaires wolofs entendues que Youssou Ndour a composé Birima, qui rend grâce à celui qui tient parole « Birima ma ca been baat ba, bu waxe ren, ba laa waxaat dewen ».

Lors d’une de ces veillées, un soir, un différend oppose un berger à un cultivateur, risquant de faire basculer la belle harmonie du royaume. Parce qu’il a fait une promesse et donné sa parole, Birima doit démontrer ses qualités humaine, et dans la hiérarchie des valeurs, la parole transcende le mot et prime, aux côtés de la dignité, du sens de l’honneur, du courage, de la loyauté et de la crainte de l’humiliation.

© Théâtre de la Ville

Les musiciens sont déjà en place quand arrive le griot du roi qui saisit son djembé et lance la cérémonie. Sylvie la conteuse donne le fil rouge de l’histoire. » Aujourd’hui, la parole va rétablir la souveraineté. C’est Birima qui a rassemblé son peuple, pour discuter, sympathiser, rappeler les devoirs qui nous unissent ainsi que les lignes à ne jamais franchir. » L’histoire, telle qu’elle est conçue et rapportée par Youssou NDour, se déroule dans une énergie qui porte la salle et fait plaisir à voir. Youssou NDour en chanteur attitré du roi est à la juste place, à la fois il offre, avec sa voix de velours-toujours, de magnifiques interventions, à la fois il sait passer le relais et céder la place à de jeunes chanteurs. Ils sont une trentaine sur le plateau à croiser le théâtre, la musique et la danse avec une joie de vivre stimulante. C’est une vraie comédie musicale avec de jeunes virtuoses tant musiciens que danseurs et avec un homme engagé qui passe le relais tout en gardant sa présence magnétique. Une soirée vitalité, bon pour la santé !

Brigitte Rémer, le 30 septembre 2023

Avec le Super Étoile de Dakar et la troupe de danse de Moussa Sonko – Sylvie Mombo (conteuse). Dramaturgie Madiaw Ndiaye et Pape Oumar Ngom – livret Alioune Badara Dioum – conseiller artistique Boubacar Ba – scénographie Julien Mairesse – costumes Maguette Guéye – maquillages Khady Niang Diakhate (Red Lips Beauty Coorp) – coiffures Marième Ngom. En partenariat avec Alias production, le YNHO (Youssou Ndour Head Office) et le Théâtre de la Ville-Paris

Du 20 au 23 septembre 2023, à 20h au Théâtre du Châtelet, Place du Châtelet. 75001 – métro : Châtelet.

Les États Généraux des Musiques du Monde

Organisés par Zone Franche, Réseau des musiques du monde auquel adhèrent environ deux cents groupes, les États Généraux se sont tenus les 19 et 20 septembre 2023, au Théâtre de l’Alliance Française, à Paris.

Franchement ! Parlons-en ! tel est le sous-titre de ces rencontres. Et, en ce moment il y a de quoi en parler, juste après l’injonction du ministère des Affaires Étrangères et Européennes concernant la suspension des visas pour trois pays de l’Afrique de l’Ouest, le Mali, le Niger et le Burkina-Faso. En jeu, la libre circulation des artistes, donc la suspension de projets en cours, une photographie des tensions géopolitiques actuelles sur lesquelles la ministre des Affaires Étrangères et Européennes a jeté de l’huile sur le feu.

L’objectif des États Généraux, dont la dernière édition remonte à 2013, est de tracer les lignes d’interventions et de solidarités entre les musiciens de différents pays et la diversité des projets, dans un but de fédérer les idées, énergies, réflexions et outils de travail, jusqu’en 2026. Dans le climat actuel autant dire qu’il y a du pain sur la planche.

La première table ronde parle justement de « La coopération culturelle (française, européenne, internationale) : entre appui et échanges réels avec les acteurs locaux, ou bien softpower et uniformisation culturelle, artistique et économique. » Le directeur du Festival Vivre Ensemble, de Tombouctou, au Mali, Salaha Maiga, n’ayant pu obtenir son visa pour rejoindre la France et les États Généraux, s’est enregistré en vidéo, nous avons pu le voir et l’entendre, autrement. Le constat qu’il fait est sévère, et ce constat sera le même au long des deux jours de ces rencontres. Il évoque un monde qui se ferme de plus en plus, entrainant l’isolement des artistes qui ne se situeraient pas dans l’exigence de l’ordre mondial. Il constate que si les talents sont partout, ces talents sont isolés. Dans un monde globalisé, la diversification des propositions s’inscrit forcément à l’échelle de la planète et devrait prendre en compte la diversité culturelle, pour que les coopérations agissent. Et s’il reconnaît qu’au fil des années écoulées il y a bien eu l’invention de leviers et d’outils de développement économique et artistique, il pose la question : comment parvenir à exercer librement son art à travers le monde entier, et par quels moyens ?

Cette première intervention résume les thèmes qui seront repris au cours de ces États Généraux. La première table ronde – modérée par Michaël Spanu, chercheur et consultant spécialisé dans les industries culturelles et créatives, a permis des interventions riches et diversifiées : Charles Houdart, de l’Agence Française de Développement a parlé de l’intégration récente à l’AFD du secteur Musiques au sein de la coopération culturelle, confortant le fait que la culture est un lien social et un facteur de cohésion. Gaëlle Massicot, responsable du Pôle Musique et Spectacle vivant à L’Institut Français a rappelé que la coopération et le dialogue des cultures constituaient l’ADN de l’Institut, et que sa mission était d’accompagner les acteurs culturels dans leurs projets internationaux. Agnès Saal, responsable de la mission Expertise Culturelle Internationale du ministère de la Culture a évoqué ce point de jonction entre la demande culturelle internationale et l’offre d’expertise, dans la définition avec le partenaire d’un projet qui lui appartient, face aux clés professionnelles qui peuvent lui être proposées. Alexandre Navarro, secrétaire général à la Commission nationale française pour l’Unesco a rappelé les deux points essentiels des objectifs Unesco, à savoir la Paix et l’Éducation, et le cahier des charges de la Commission Française : être l’interface pour la mise en œuvre des projets intervenant dans ce cadre. Il a rappelé la Convention de 2005 sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles et convenu que la réponse culturelle, face aux conflits du Sahel, était bien insuffisante. Marc Ambrogiani, directeur artistique du Festival Nuits Métis a mentionné la quarantaine de projets internationaux portée par sa structure et la diversité des collaborations établies, en Algérie, Guinée Conakry, Mauritanie, Maroc et dans divers pays de la Région. Sébastien Lagrave, directeur de l’association Africolor a parlé du travail de maillage accompli depuis plus d’une trentaine d’années avec les structures culturelles et artistiques du Mali et cette guerre informationnelle qui détricote localement la patiente  coopération développée avec passion, de part et d’autre.

Une autre table ronde modérée par Christine Merkel, experte en relations internationales pour les arts et les médias, avait pour thème : « Dynamique de décolonisation et retours des oeuvres : quid du patrimoine culturel immatériel et de la musique ? » Elle a exprimé la nécessité de bâtir des ponts vers une relation plus équitable et de définir une nouvelle éthique relationnelle entre pays et continents. Différentes personnalités se sont exprimées sur le sujet : Elgas, journaliste, écrivain et chercheur associé à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques a parlé de la précarité des artistes au Sénégal, pays sur lequel il a travaillé, convenant que sans le succès international il leur est impossible de vivre décemment, et citant en exergue nombre d’artistes et de groupes en difficulté. Alexandre Girard-Muscagorry, conservateur du patrimoine au musée de la Musique de la Cité de la musique à Paris, a rappelé que la collection non-européenne avait été développée en contexte colonial à compter de 1864, sans grand soin jusqu’à la création en 2008 de salles adaptées pour les présenter, et que l’instrument de musique était un bon butin de guerre. Amélie Salembier, manageuse d’artistes a parlé de l’expérience de plusieurs groupes d’artistes dont un groupe de musiciens kurdes venant de Syrie, et un groupe de musiciens touaregs partis du Mali et réfugiés en Algérie. Elle a évoqué les problèmes de fiscalité, l’absence d’organisme de type SACEM permettant la réversion de droits aux artistes et la possibilité de vivre de son travail.

Deux autres tables rondes étaient au programme, auxquelles nous n’avons pas assisté : « Quelle place pour les Musiques du Monde dans un monde multipolaire aux diverses tensions ? » et « Musiques et (im-)migrations : influences et confluences des migrations sur les syncrétismes musicaux, sociaux et culturels. » Enfin, compte tenu des directives touchant aux visas, émanant du ministère des Affaires Etrangères et Européennes, le désarroi s’était  invité et une conférence de presse s’est tenue en présence de Cécile Héraudeau présidente de Zone Franche et de Sébastien Laussel, directeur. Ils ont rappelé les conséquences de cette décision pour le milieu artistique, a fortiori musical et de la nécessité de maintenir les liens, envers et contre tout.

En guise de réponse à la Ministre, Zone Franche a élaboré un communiqué de presse qui a recueilli de nombreuses signatures dont les premiers mots sont : « Zone Franche et les 35 signataires du présent communiqué de presse demandent l’ouverture d’un espace de dialogue et de travail interministériel (ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, ministère de la Culture et ministère de l’Intérieur et des outre-mer) avec les représentants du secteur culturel pour penser les solutions, car elles existent, afin d’assurer la libre circulation des artistes et acteurs culturels maliens, nigériens et burkinabés… »  Restons aux aguets il y va de la liberté de création, le monde artistique est solidaire.

Brigitte Rémer, le 26 septembre 2023

Zone Franche, le Réseau des Musiques du Monde, 43 Boulevard de Clichy, 75009 Paris – tél. : +33 (0)9 70 93 02 50 – email : coordination@zonefranche.com – site : www.zonefranche.com et www.auxsons.com